Textes littéraires publiés
Des anges au plafond
2011, L'humanifeste, Sherbrooke
21 h.
La petite pièce rouge ferme ses quatre murs sur la jeune femme.
Son atelier.
Trois bougies. Une faible lumière fluorescente. De l’encens indien. Et Piaf.
Devant elle, une toile vierge et des dizaines de tubes de couleurs.
*
Devant elle, une toile vierge. 20X24. Et des dizaines de tubes de couleurs. Primaires. Secondaires. Tertiaires. Et métalliques. Quelques tubes bon marché. D’autres haute gamme.
À gauche de la toile, un coffret en bois, contenant cinq longs pinceaux de bois, aux poils synthétiques.
À droite du canevas, dans un pot de yogourt, une eau tiède parsemée de bulles oxygénées.
Sur sa poitrine, son ventre, ses cuisses, un tablier de cuisinière. Tout en rayures verticales. Vertes kaki. Vertes kiwi.
*
La fumée de l’encens sature l’air de la pièce. L’ambiance est parfaite. Pour la création. Pour la réalisation d’une œuvre d’art.
*
Devant elle, une toile encore vierge. Et dans sa main droite, un tube d’acrylique orange brûlé. Sans pinceau à langue de chat, elle s’aventure directement du tube au coton. Ni croquis. Pas d’idée. Elle se risque au hasard.
Au sommet de la toile, sur le coin gauche, danse une grande spirale ensoleillée. Le tube se vide en entier. Tombe dans la corbeille pleine. Le corps orange gluant infiltre les pores du tissu tendu.
Elle prend un autre tube de peinture. Bleu cyan. À droite du soleil apparaît une majestueuse envolée d’oiseaux singuliers. Des «m» croassent dans le ciel blanc. Le tube vide rejoint le précédent dans la petite poubelle.
Un tube rouge brique. Elle construit d’un geste maladroit, mais droit, la fondation d’une maisonnette.
Un tube de noir corbeau trace le toit se perchant au-dessus des trois étages de briques.
Du vert lime. Violet bleuté. Ocre royal. Brun noisette. De longues pousses végétales. Des marguerites. Des tulipes. Un gigantesque pommier. Des milliers de pommes.
*
Insatisfaite devant son travail, elle pousse sur le sol tous les autres tubes vides.
Debout, devant la toile colorée, elle remonte les manches de son ample chemise pêche et ouvre toutes grandes ses deux mains.
Paumes vers le bas, elle dépose sur la peinture fraîche, sa peau blanche. Et comme une enfant, elle s’amuse. Ses mains glissent dans l’espace restreint. Obliquement. Verticalement. Horizontalement.
Elle sourit. Elle crée.
Ce spectacle est sublime.
À la lumière de sa lampe de travail et des bougies presque épuisées, elle regarde par les yeux de Borduas.
Textures improvisées. Longues larmes arc-en-ciel. Des mots, des images, des émotions se tracent dans son regard surréaliste, d’automatiste.
*
Debout, devant la toile devenue noisette. Elle reste interdite. «Qu’est-ce que je vais faire avec ça?»
Elle prend sa petite spatule de métal et de bois. Et gratte la strate épaisse de peinture.
Deux amoureux fous. Sans traits sur leur visage. Son style à elle. Sa voix. Son homme et elle. Lui porte ses lunettes ovales. Elle, a dans ses longs cheveux, une fleur tropicale. Autour d’eux dansent des cœurs de toutes les grosseurs. Des étoiles s’accrochent. Un pommier se coud. Un soleil s’incruste.
*
Déçue. Elle dévisage son misérable travail.
Ses mains sont noires, des mélanges de teintes et de couleurs.
Elle estampe sa main droite sur le tablier, à l’emplacement de son cœur. Et sa main gauche, sur sa joue gauche. Elle souffle les bougies. Éteint la lampe.
*
Nue, debout au centre de l’atelier, elle verse le contenu d’un tube turquoise métallique sur le plancher latté. Et marche. Partout, les empreintes de ses pieds.
Elle vide, dans le creux de ses mains et sur le sol, tube après tube, après tube.
Sur les grands murs écarlates, des coulis de gris et de marines.
Sur ses bras, des montagnes et des jardins fleuris.
Sur ses paupières, de l’ombre lime et fuchsia.
Sur ses lèvres, un rouge poupée.
Magnifique! Superbe, comme un tableau de Riopelle.
Elle se couche sur le sol. Dos au bois. Elle déploie ses bras. Ses jambes. Et mime l’ange. Elle est Arielle.
Au plafond, des anges de plâtre l’observent l’air curieux. Elle voudrait les rejoindre. Mais ne peut pas. Elle est encore trop lourde. Pleine de vie. Faite de chaire et de muscles.
*
Elle gît là. Peinte. Figurative dans son silence.
Elle trace sur son ventre un embryon d’enfant. Sur ses joues des larmes rouges. Sur ses longues jambes, des notes de musiques noires. Et sur sa langue un cercle chromatique.
Elle vide en elle, l’entièreté de ses derniers tubes. Et boit l’acrylique.
*
Entre fièvre et réalité, enfin, elle est fière d’elle. Elle se sent accomplie.
Œuvre achevée. Pour toujours et à jamais.
Le plafond. Tout se fond. Se confond. Les anges s’envolent. Les cœurs voltigent. Les montagnes se montrent à perte de vue. Les oiseaux chantent trop fort dans le silence assourdissant. Plus d’Édith. Ni de Piaf.
Dans sa gorge, tout l’acrylique du monde. «Personne n’osera dire qu’elle ne s’est pas donnée pour son art! »
23 h.
*
2011, L'humanifeste, Sherbrooke
21 h.
La petite pièce rouge ferme ses quatre murs sur la jeune femme.
Son atelier.
Trois bougies. Une faible lumière fluorescente. De l’encens indien. Et Piaf.
Devant elle, une toile vierge et des dizaines de tubes de couleurs.
*
Devant elle, une toile vierge. 20X24. Et des dizaines de tubes de couleurs. Primaires. Secondaires. Tertiaires. Et métalliques. Quelques tubes bon marché. D’autres haute gamme.
À gauche de la toile, un coffret en bois, contenant cinq longs pinceaux de bois, aux poils synthétiques.
À droite du canevas, dans un pot de yogourt, une eau tiède parsemée de bulles oxygénées.
Sur sa poitrine, son ventre, ses cuisses, un tablier de cuisinière. Tout en rayures verticales. Vertes kaki. Vertes kiwi.
*
La fumée de l’encens sature l’air de la pièce. L’ambiance est parfaite. Pour la création. Pour la réalisation d’une œuvre d’art.
*
Devant elle, une toile encore vierge. Et dans sa main droite, un tube d’acrylique orange brûlé. Sans pinceau à langue de chat, elle s’aventure directement du tube au coton. Ni croquis. Pas d’idée. Elle se risque au hasard.
Au sommet de la toile, sur le coin gauche, danse une grande spirale ensoleillée. Le tube se vide en entier. Tombe dans la corbeille pleine. Le corps orange gluant infiltre les pores du tissu tendu.
Elle prend un autre tube de peinture. Bleu cyan. À droite du soleil apparaît une majestueuse envolée d’oiseaux singuliers. Des «m» croassent dans le ciel blanc. Le tube vide rejoint le précédent dans la petite poubelle.
Un tube rouge brique. Elle construit d’un geste maladroit, mais droit, la fondation d’une maisonnette.
Un tube de noir corbeau trace le toit se perchant au-dessus des trois étages de briques.
Du vert lime. Violet bleuté. Ocre royal. Brun noisette. De longues pousses végétales. Des marguerites. Des tulipes. Un gigantesque pommier. Des milliers de pommes.
*
Insatisfaite devant son travail, elle pousse sur le sol tous les autres tubes vides.
Debout, devant la toile colorée, elle remonte les manches de son ample chemise pêche et ouvre toutes grandes ses deux mains.
Paumes vers le bas, elle dépose sur la peinture fraîche, sa peau blanche. Et comme une enfant, elle s’amuse. Ses mains glissent dans l’espace restreint. Obliquement. Verticalement. Horizontalement.
Elle sourit. Elle crée.
Ce spectacle est sublime.
À la lumière de sa lampe de travail et des bougies presque épuisées, elle regarde par les yeux de Borduas.
Textures improvisées. Longues larmes arc-en-ciel. Des mots, des images, des émotions se tracent dans son regard surréaliste, d’automatiste.
*
Debout, devant la toile devenue noisette. Elle reste interdite. «Qu’est-ce que je vais faire avec ça?»
Elle prend sa petite spatule de métal et de bois. Et gratte la strate épaisse de peinture.
Deux amoureux fous. Sans traits sur leur visage. Son style à elle. Sa voix. Son homme et elle. Lui porte ses lunettes ovales. Elle, a dans ses longs cheveux, une fleur tropicale. Autour d’eux dansent des cœurs de toutes les grosseurs. Des étoiles s’accrochent. Un pommier se coud. Un soleil s’incruste.
*
Déçue. Elle dévisage son misérable travail.
Ses mains sont noires, des mélanges de teintes et de couleurs.
Elle estampe sa main droite sur le tablier, à l’emplacement de son cœur. Et sa main gauche, sur sa joue gauche. Elle souffle les bougies. Éteint la lampe.
*
Nue, debout au centre de l’atelier, elle verse le contenu d’un tube turquoise métallique sur le plancher latté. Et marche. Partout, les empreintes de ses pieds.
Elle vide, dans le creux de ses mains et sur le sol, tube après tube, après tube.
Sur les grands murs écarlates, des coulis de gris et de marines.
Sur ses bras, des montagnes et des jardins fleuris.
Sur ses paupières, de l’ombre lime et fuchsia.
Sur ses lèvres, un rouge poupée.
Magnifique! Superbe, comme un tableau de Riopelle.
Elle se couche sur le sol. Dos au bois. Elle déploie ses bras. Ses jambes. Et mime l’ange. Elle est Arielle.
Au plafond, des anges de plâtre l’observent l’air curieux. Elle voudrait les rejoindre. Mais ne peut pas. Elle est encore trop lourde. Pleine de vie. Faite de chaire et de muscles.
*
Elle gît là. Peinte. Figurative dans son silence.
Elle trace sur son ventre un embryon d’enfant. Sur ses joues des larmes rouges. Sur ses longues jambes, des notes de musiques noires. Et sur sa langue un cercle chromatique.
Elle vide en elle, l’entièreté de ses derniers tubes. Et boit l’acrylique.
*
Entre fièvre et réalité, enfin, elle est fière d’elle. Elle se sent accomplie.
Œuvre achevée. Pour toujours et à jamais.
Le plafond. Tout se fond. Se confond. Les anges s’envolent. Les cœurs voltigent. Les montagnes se montrent à perte de vue. Les oiseaux chantent trop fort dans le silence assourdissant. Plus d’Édith. Ni de Piaf.
Dans sa gorge, tout l’acrylique du monde. «Personne n’osera dire qu’elle ne s’est pas donnée pour son art! »
23 h.
*
Croquis sur l'oreiller
2011, ...Lapsus, Québec
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Journée de congé. Plus de devoirs. Aucune obligation.
*
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Bus des litres de vin.
Elle a ébauché des tonnes de croquis de lui.
Nu. Sur l’oreiller.
Sauf pour aller à la salle de bain, l’immense porte de sapin noir est restée close.
Close. Toute la journée.
*
Il est arrivé chez elle vers 12 h 45. Ils ont dîné ensemble. Paninis méditerranéens et salade verte- olives noires- tomates cerises- et feta.
Un court café et les voilà dans le lit. Thermostat à 25 degrés Celsius. Beaucoup trop de couvertures. Et MUSE au maximum.
Ils se sont aimés. Comme ils ne l’avaient pas fait depuis des semaines. … Le manque de temps… déficit énergétique… problèmes d’horaires ou d’ordre féminin.
Ils ont versé le vin. On but. Nus, tous les deux. Les corps fiévreux. Les sourires aux lèvres. Les yeux pétillants.
*
Tout autour du lit, s’empilent et dorment des dizaines de feuilles barbouillées.
Le temps passe et les ventres se creusent.
Trois fois qu’ils le font. De toutes les manières. Dans toutes les positions possibles. Le vin se mêlant à la sueur et aux cris de jouissance.
« Je t’aime. »
« Je t’aime aussi. »
« Oui, mais moi je t’aime plus. »
*
Les estomacs hurlent famine. Les yeux se ferment. Les cœurs ralentissent.
Il serait peut-être temps de penser à sortir de la chambre pour préparer le souper.
Mais pour elle, il n’en est pas question. Elle tente de le retenir. Par un sujet plus qu’important ne pouvant attendre. Une fellation. Il ne pourra dire non. Un dernier croquis. Il est si beau dans cette position. Son sourire amorti. Son long nez symétrique. Son œil gauche qui louche. Ses cheveux chocolat en bataille. Et ses mains carrées.
Elle ne peut mettre fin à sa collecte de croquis. Profusion d’inspiration.
Il doit comprendre.
La faim passera.
*
Il n’en peut plus. Il a si faim. Il enfile son caleçon noir. Son t-shirt de MUSE. Ses lunettes ovales. Replace ses cheveux devant le grand miroir rectangle.
Elle ne veut pas que ça s’arrête là. Son cœur s’emballe. Une idée. Il lui faut une idée. Pour qu’il ne sorte pas de la pièce. Que jamais il ne part. Et que la journée continue comme elle a commencé.
Elle pourrait préparer un petit quelque chose à manger. Prestement. Le retenir avec des promesses. Lui dire qu’elle a encore un ou deux croquis à gribouiller. Que les coupes sont encore pleines.
Une idée. Elle doit trouver une idée.
*
Ils ont fait l’amour pour une quatrième fois aujourd’hui.
Pour une centième fois, elle a pris papier et fusain pour capter le corps de son amoureux.
Ils ont bu un troisième litre de vin. Et mangés du fromage sur des craquelins, avec des tomates raisins et des olives noires.
*
Il dort depuis près d’une heure.
Elle crayonne. Estompe. N’efface jamais.
Il est tard. Elle ne tient pas du tout à ce qu’il rentre chez lui pour la nuit. Ne le réveillera pas.
Sa tête tourne. Elle ne veut pas dormir. Saoule. Épuisée. Elle voudrait peindre des dizaines de portraits de lui. Contrastes : chaud/froid. Pointillisme. Automatisme. Hyperréalisme. Lui. Nu. Au réveil. Dans toute sa pureté. La tête sur l’oreiller orangé. La lumière particulière d’un nouveau soleil sur sa joue.
Des croquis. Des milliers de croquis de sa muse. Son amoureux.
*
12 h 23.
Elle ne dort toujours pas. Ça fait presque douze heures qu’ils sont enfermés.
Il grince des dents.
Elle s’en fou.
Il parle dans son sommeil.
Et alors?
Il ronfle par moment.
Peu importe.
L’important, c’est qu’il soit là.
Près d’elle.
Pour toujours.
Et à jamais.
*
Tout doucement. Sans geste brusque. Elle prend ses mains. Autour de ses larges poignets, elle enroule de la cordelette.
Demain matin. Au réveil. La tête encore tournante. Il croira à un jeu sexuel. Une rigolade amoureuse. Une idée un peu folle.
Demain matin. Au réveil. Il devra rester là. Sur le lit. Son visage pur sous les projecteurs du soleil.
Elle croquera des esquisses de lui.
Bien sûr. Elle lui donnera à manger. L’aimera encore. Prendra soin de lui. Il verra comme elle est bonne pour lui. Comme il n’a rien à craindre. Elle fait ça pour eux. Pour leur amour. Pour qu’enfin ils puissent ensemble échapper à toutes leurs obligations.
Bien sûr. Il comprendra.
*
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Demain sera semblable à l’hier.
Seule la cordelette à ses poignets fera défaut au tableau.
2011, ...Lapsus, Québec
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Journée de congé. Plus de devoirs. Aucune obligation.
*
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Bus des litres de vin.
Elle a ébauché des tonnes de croquis de lui.
Nu. Sur l’oreiller.
Sauf pour aller à la salle de bain, l’immense porte de sapin noir est restée close.
Close. Toute la journée.
*
Il est arrivé chez elle vers 12 h 45. Ils ont dîné ensemble. Paninis méditerranéens et salade verte- olives noires- tomates cerises- et feta.
Un court café et les voilà dans le lit. Thermostat à 25 degrés Celsius. Beaucoup trop de couvertures. Et MUSE au maximum.
Ils se sont aimés. Comme ils ne l’avaient pas fait depuis des semaines. … Le manque de temps… déficit énergétique… problèmes d’horaires ou d’ordre féminin.
Ils ont versé le vin. On but. Nus, tous les deux. Les corps fiévreux. Les sourires aux lèvres. Les yeux pétillants.
*
Tout autour du lit, s’empilent et dorment des dizaines de feuilles barbouillées.
Le temps passe et les ventres se creusent.
Trois fois qu’ils le font. De toutes les manières. Dans toutes les positions possibles. Le vin se mêlant à la sueur et aux cris de jouissance.
« Je t’aime. »
« Je t’aime aussi. »
« Oui, mais moi je t’aime plus. »
*
Les estomacs hurlent famine. Les yeux se ferment. Les cœurs ralentissent.
Il serait peut-être temps de penser à sortir de la chambre pour préparer le souper.
Mais pour elle, il n’en est pas question. Elle tente de le retenir. Par un sujet plus qu’important ne pouvant attendre. Une fellation. Il ne pourra dire non. Un dernier croquis. Il est si beau dans cette position. Son sourire amorti. Son long nez symétrique. Son œil gauche qui louche. Ses cheveux chocolat en bataille. Et ses mains carrées.
Elle ne peut mettre fin à sa collecte de croquis. Profusion d’inspiration.
Il doit comprendre.
La faim passera.
*
Il n’en peut plus. Il a si faim. Il enfile son caleçon noir. Son t-shirt de MUSE. Ses lunettes ovales. Replace ses cheveux devant le grand miroir rectangle.
Elle ne veut pas que ça s’arrête là. Son cœur s’emballe. Une idée. Il lui faut une idée. Pour qu’il ne sorte pas de la pièce. Que jamais il ne part. Et que la journée continue comme elle a commencé.
Elle pourrait préparer un petit quelque chose à manger. Prestement. Le retenir avec des promesses. Lui dire qu’elle a encore un ou deux croquis à gribouiller. Que les coupes sont encore pleines.
Une idée. Elle doit trouver une idée.
*
Ils ont fait l’amour pour une quatrième fois aujourd’hui.
Pour une centième fois, elle a pris papier et fusain pour capter le corps de son amoureux.
Ils ont bu un troisième litre de vin. Et mangés du fromage sur des craquelins, avec des tomates raisins et des olives noires.
*
Il dort depuis près d’une heure.
Elle crayonne. Estompe. N’efface jamais.
Il est tard. Elle ne tient pas du tout à ce qu’il rentre chez lui pour la nuit. Ne le réveillera pas.
Sa tête tourne. Elle ne veut pas dormir. Saoule. Épuisée. Elle voudrait peindre des dizaines de portraits de lui. Contrastes : chaud/froid. Pointillisme. Automatisme. Hyperréalisme. Lui. Nu. Au réveil. Dans toute sa pureté. La tête sur l’oreiller orangé. La lumière particulière d’un nouveau soleil sur sa joue.
Des croquis. Des milliers de croquis de sa muse. Son amoureux.
*
12 h 23.
Elle ne dort toujours pas. Ça fait presque douze heures qu’ils sont enfermés.
Il grince des dents.
Elle s’en fou.
Il parle dans son sommeil.
Et alors?
Il ronfle par moment.
Peu importe.
L’important, c’est qu’il soit là.
Près d’elle.
Pour toujours.
Et à jamais.
*
Tout doucement. Sans geste brusque. Elle prend ses mains. Autour de ses larges poignets, elle enroule de la cordelette.
Demain matin. Au réveil. La tête encore tournante. Il croira à un jeu sexuel. Une rigolade amoureuse. Une idée un peu folle.
Demain matin. Au réveil. Il devra rester là. Sur le lit. Son visage pur sous les projecteurs du soleil.
Elle croquera des esquisses de lui.
Bien sûr. Elle lui donnera à manger. L’aimera encore. Prendra soin de lui. Il verra comme elle est bonne pour lui. Comme il n’a rien à craindre. Elle fait ça pour eux. Pour leur amour. Pour qu’enfin ils puissent ensemble échapper à toutes leurs obligations.
Bien sûr. Il comprendra.
*
Ils ont fait l’amour toute la journée.
Demain sera semblable à l’hier.
Seule la cordelette à ses poignets fera défaut au tableau.
Évanescente
2012, L'écrit primal, Québec
Il fait froid depuis juillet.
Elle attrape une deuxième couverture.
Elle veut dormir. N’y arrive pas.
L’impression de mourir.
Le temps qui passe.
***
C’est l’hiver depuis trois mois.
Dans la glace, c’est à peine si elle se voit sous ses cheveux ondulés, ses cernes abyssaux, ses lèvres marines.
Elle ne se reconnaît plus.
Les teintes vives de l’hiver ne dansent plus sur son visage blafard.
Chaque matin, elle porte son corps de sa chambre à la salle de bain. Laisse couler un filet d’eau tiède sur sa langue et sur ses poignets. Une cascade fiévreuse.
Les jours se réveillent et vivent sans elle.
Les tasses vides dorment sur ce qu’était sa table de travail, parmi les poches de thé et les taches de café noir. Le parquet de bois est parsemé de chaussettes de laine. Fils de moutons, de lamas, de mérinos. Parcelle arc-en-ciel dans ses yeux livides.
***
Dans la cuisine, une jeune femme fredonne des airs connus. Un parfum savoureux flotte dans l’air. Oignons grillés. Poulet en sauce et pommes de terre cuites au four.
Sur le fauteuil safran du salon, une autre pianote sur sa calculette, captivée par des voix radiophoniques.
Dans la chambre cramoisie, les pieds sur le calorifère, elle, bleutée, augmente encore la température de la pièce.
***
Chaque jour, à l’aube, elle dépose son enveloppe au fond de la baignoire. Laisse cuire sa peau sous le jet tranchant de la pomme de douche.
Au crépuscule, elle coule un bain clair et débordant, d’où s’échappe une buée étouffante. Respire par bribes. Suffoque. Elle y pose ses pointes bleuies. Saisie de douleur. Ne s’arrête pas. Ses mamelons rigides, son ventre blanc, son corps frissonnant suivent ensemble son rythme lent. Sur sa peau, les poils montent vers le ciel, dans leur prière quotidienne.
***
Son copain vient un jour sur trois. Ne dort plus à l’appartement.
Son copain l’aime.
Ne la touche plus. S’ennuie de son rire si unique. Ne l’embrasse plus que sur le front. Ne lui prend plus la main. A hâte de partir, au moment même d’arriver.
Froidement, son copain la regarde disparaître.
Elle ne pleure pas. N’a plus la force de le retenir. Retourne dans son lit. Trois couvertures. Deux paires de bas de laine. Un châle en pashmina.
***
S’écoulent les mois, les semaines, les jours, les heures. Elle, allongée du matin au soir, du crépuscule à l’aube. Fixe le plafond, la fresque, le lustre, le vide.
Les couvre-lits sous le nez. Un livre posé près de sa tête : La mort d’Ivan Ilitch, de Tolstoï. Toujours à la première page du chapitre VIII.
« Matin ou soir, vendredi ou dimanche, qu’importe? C’était toujours la même chose : la douleur insidieuse, sans un instant de relâche, atroce; le sentiment de la vie qui n’en finissait pas de partir sans retour possible, mais qui n’en finissait pas d’être toujours là; l’approche incessante de cette mort abhorrée et terrifiante, la seule et unique réalité, toujours le même mensonge. »
***
Le temps s’écoule, confondu dans les nuées de la réalité, dans les vertiges du cauchemar. Le film de sa vie.
Entre l’éveil et le sommeil, elle se voit ailleurs, avant, il y a des années. Cette fille qu’elle ne semble jamais avoir été.
Quinze ans.
Les couloirs de la polyvalente. La tête basse, le visage rougi de bonheur. Les cheveux aux fesses, trois retouches de mascara sur les cils. Jeune, belle, candide. Elle croise ce jeune homme qui ébranle son cœur. Lui fait perdre la tête.
Leur premier baiser. Leur première fois. Sa première peine d’amour.
Seize ans.
La découverte de sa passion pour la littérature.
Le bal des finissants, où elle est arrivée seule, les cheveux fraîchement coupés, dans une robe courte en satin noir. La plus remarquée de la fête.
Ses dix-sept ans, magiques.
Ses dix-huit ans. Ses dix-neuf ans. Ses vingt ans. Ses vingt-et-un ans. Le temps. L’avortement.
***
Dans la cuisine, deux jeunes femmes parlent de leur journée et de l’Université. Chantent, éclatent de rire, chuchotent, puis s’inquiètent.
Impuissantes. Ne savent plus quoi faire.
***
Le printemps s’ouvre délicatement.
La chaleur ne la pénètre pas. Même si, sur son front osseux, le soleil frappe des heures durant.
Tout autour d’elle, un mur invisible et infaillible, à travers lequel rien ne passe. Ni rayons, ni bonheur, ni amour.
Seule. Encore plus seule, encore plus vide. Pâle. Sans lumière.
***
Son copain ne vient plus à l’appartement. Ne téléphone plus. N’en pouvait plus.
Elle ne se lève plus. Ne se lave plus. Ne mange plus.
Elle n’est presque plus.
***
Ce rêve. Ce rêve qui revient sans cesse.
Une soirée. Un quai.
Un homme, une femme et son bébé. L’eau tremble. Les vagues empoignent le ciment du quai. La lune embrase la scène.
-Si tu approches de moi, je la jette à l’eau. Va-t’en! Laisse-nous.
-Ne sois pas sotte, allons. Tu ne ferais pas cela.
-RECULE! Sinon, je saute avec le bébé. Tu te retrouveras seul. Sans femme. Sans enfant. SEUL.
L’homme fait un pas en direction de la femme.
La folie se voit sur le visage de celle-ci. Son masque est crispé. Des larmes écrasent l’enfant.
Dans les yeux de l’homme, la prémonition de la tragédie est figée.
Un autre pas. La femme tient l’enfant au-dessus des vagues. Pleure.
Dans un dernier élan d’espoir, s’élance l’homme effaré. La femme offre à la mer son enfant implorant. Ses langes voltigent. Ses pieds s’agitent. Son drame s’effrite dans le vent houleux. Son contact avec l’eau assourdit le néant.
Plus un son. Sauf le cri de la mer. La mer qui adopte l’enfant comme son algue. Sauf le cri de la mère. De son ventre s’échappe l’univers.
Dans une dernière supplication, l’homme à genoux, lève les yeux vers sa femme. Celle-ci, en équilibre sur le bord du quai, forme une grande croix de chair blanche dans la nuit saphir. Et elle plonge. Ses cheveux longs comme une marée.
***
Elle.
Le froid. L’épuisement. L’incompréhension. L’impuissance. La douleur. Les larmes. La mort dans la gorge.
Sa chambre à coucher, un columbarium. Son lit, un cercueil. Dans le miroir, un cadavre blanc aux reflets argentés.
Dans sa tête crèchent des tableaux macabres.
***
Le film de sa vie passe et repasse dans sa tête.
Gisante sous quatre couvertures, elle se souvient.
Petite. Entre cinq et huit ans. Elle aime aller à la plage. Ne tarde jamais à rejoindre l’eau glacée. Une lancination cuisante lui monte à la tête. Elle est courageuse. Plus forte que l’eau. Elle continue d’avancer. Ses pieds, ses jambes, ses cuisses, frappées par les faibles vagues, deviennent rouges comme un nourrisson.
Elle fonce, droite, vers les vaguelettes salées. Elle a de l’eau jusque sous le ventre. Elle se prépare à plonger. Dans sa tête, un décompte :
5-elle se concentre pour acquérir en elle tout le courage dont elle se sait capable.
4-elle raidit son corps engourdi par le froid cru.
3-elle inspire profondément.
2-ça ne tardera pas. Elle sera bientôt submergée.
1-elle plonge. Tête première sous l’eau salée.
***
Elle a froid depuis un an.
Oublier. Dormir. Mourir.
2012, L'écrit primal, Québec
Il fait froid depuis juillet.
Elle attrape une deuxième couverture.
Elle veut dormir. N’y arrive pas.
L’impression de mourir.
Le temps qui passe.
***
C’est l’hiver depuis trois mois.
Dans la glace, c’est à peine si elle se voit sous ses cheveux ondulés, ses cernes abyssaux, ses lèvres marines.
Elle ne se reconnaît plus.
Les teintes vives de l’hiver ne dansent plus sur son visage blafard.
Chaque matin, elle porte son corps de sa chambre à la salle de bain. Laisse couler un filet d’eau tiède sur sa langue et sur ses poignets. Une cascade fiévreuse.
Les jours se réveillent et vivent sans elle.
Les tasses vides dorment sur ce qu’était sa table de travail, parmi les poches de thé et les taches de café noir. Le parquet de bois est parsemé de chaussettes de laine. Fils de moutons, de lamas, de mérinos. Parcelle arc-en-ciel dans ses yeux livides.
***
Dans la cuisine, une jeune femme fredonne des airs connus. Un parfum savoureux flotte dans l’air. Oignons grillés. Poulet en sauce et pommes de terre cuites au four.
Sur le fauteuil safran du salon, une autre pianote sur sa calculette, captivée par des voix radiophoniques.
Dans la chambre cramoisie, les pieds sur le calorifère, elle, bleutée, augmente encore la température de la pièce.
***
Chaque jour, à l’aube, elle dépose son enveloppe au fond de la baignoire. Laisse cuire sa peau sous le jet tranchant de la pomme de douche.
Au crépuscule, elle coule un bain clair et débordant, d’où s’échappe une buée étouffante. Respire par bribes. Suffoque. Elle y pose ses pointes bleuies. Saisie de douleur. Ne s’arrête pas. Ses mamelons rigides, son ventre blanc, son corps frissonnant suivent ensemble son rythme lent. Sur sa peau, les poils montent vers le ciel, dans leur prière quotidienne.
***
Son copain vient un jour sur trois. Ne dort plus à l’appartement.
Son copain l’aime.
Ne la touche plus. S’ennuie de son rire si unique. Ne l’embrasse plus que sur le front. Ne lui prend plus la main. A hâte de partir, au moment même d’arriver.
Froidement, son copain la regarde disparaître.
Elle ne pleure pas. N’a plus la force de le retenir. Retourne dans son lit. Trois couvertures. Deux paires de bas de laine. Un châle en pashmina.
***
S’écoulent les mois, les semaines, les jours, les heures. Elle, allongée du matin au soir, du crépuscule à l’aube. Fixe le plafond, la fresque, le lustre, le vide.
Les couvre-lits sous le nez. Un livre posé près de sa tête : La mort d’Ivan Ilitch, de Tolstoï. Toujours à la première page du chapitre VIII.
« Matin ou soir, vendredi ou dimanche, qu’importe? C’était toujours la même chose : la douleur insidieuse, sans un instant de relâche, atroce; le sentiment de la vie qui n’en finissait pas de partir sans retour possible, mais qui n’en finissait pas d’être toujours là; l’approche incessante de cette mort abhorrée et terrifiante, la seule et unique réalité, toujours le même mensonge. »
***
Le temps s’écoule, confondu dans les nuées de la réalité, dans les vertiges du cauchemar. Le film de sa vie.
Entre l’éveil et le sommeil, elle se voit ailleurs, avant, il y a des années. Cette fille qu’elle ne semble jamais avoir été.
Quinze ans.
Les couloirs de la polyvalente. La tête basse, le visage rougi de bonheur. Les cheveux aux fesses, trois retouches de mascara sur les cils. Jeune, belle, candide. Elle croise ce jeune homme qui ébranle son cœur. Lui fait perdre la tête.
Leur premier baiser. Leur première fois. Sa première peine d’amour.
Seize ans.
La découverte de sa passion pour la littérature.
Le bal des finissants, où elle est arrivée seule, les cheveux fraîchement coupés, dans une robe courte en satin noir. La plus remarquée de la fête.
Ses dix-sept ans, magiques.
Ses dix-huit ans. Ses dix-neuf ans. Ses vingt ans. Ses vingt-et-un ans. Le temps. L’avortement.
***
Dans la cuisine, deux jeunes femmes parlent de leur journée et de l’Université. Chantent, éclatent de rire, chuchotent, puis s’inquiètent.
Impuissantes. Ne savent plus quoi faire.
***
Le printemps s’ouvre délicatement.
La chaleur ne la pénètre pas. Même si, sur son front osseux, le soleil frappe des heures durant.
Tout autour d’elle, un mur invisible et infaillible, à travers lequel rien ne passe. Ni rayons, ni bonheur, ni amour.
Seule. Encore plus seule, encore plus vide. Pâle. Sans lumière.
***
Son copain ne vient plus à l’appartement. Ne téléphone plus. N’en pouvait plus.
Elle ne se lève plus. Ne se lave plus. Ne mange plus.
Elle n’est presque plus.
***
Ce rêve. Ce rêve qui revient sans cesse.
Une soirée. Un quai.
Un homme, une femme et son bébé. L’eau tremble. Les vagues empoignent le ciment du quai. La lune embrase la scène.
-Si tu approches de moi, je la jette à l’eau. Va-t’en! Laisse-nous.
-Ne sois pas sotte, allons. Tu ne ferais pas cela.
-RECULE! Sinon, je saute avec le bébé. Tu te retrouveras seul. Sans femme. Sans enfant. SEUL.
L’homme fait un pas en direction de la femme.
La folie se voit sur le visage de celle-ci. Son masque est crispé. Des larmes écrasent l’enfant.
Dans les yeux de l’homme, la prémonition de la tragédie est figée.
Un autre pas. La femme tient l’enfant au-dessus des vagues. Pleure.
Dans un dernier élan d’espoir, s’élance l’homme effaré. La femme offre à la mer son enfant implorant. Ses langes voltigent. Ses pieds s’agitent. Son drame s’effrite dans le vent houleux. Son contact avec l’eau assourdit le néant.
Plus un son. Sauf le cri de la mer. La mer qui adopte l’enfant comme son algue. Sauf le cri de la mère. De son ventre s’échappe l’univers.
Dans une dernière supplication, l’homme à genoux, lève les yeux vers sa femme. Celle-ci, en équilibre sur le bord du quai, forme une grande croix de chair blanche dans la nuit saphir. Et elle plonge. Ses cheveux longs comme une marée.
***
Elle.
Le froid. L’épuisement. L’incompréhension. L’impuissance. La douleur. Les larmes. La mort dans la gorge.
Sa chambre à coucher, un columbarium. Son lit, un cercueil. Dans le miroir, un cadavre blanc aux reflets argentés.
Dans sa tête crèchent des tableaux macabres.
***
Le film de sa vie passe et repasse dans sa tête.
Gisante sous quatre couvertures, elle se souvient.
Petite. Entre cinq et huit ans. Elle aime aller à la plage. Ne tarde jamais à rejoindre l’eau glacée. Une lancination cuisante lui monte à la tête. Elle est courageuse. Plus forte que l’eau. Elle continue d’avancer. Ses pieds, ses jambes, ses cuisses, frappées par les faibles vagues, deviennent rouges comme un nourrisson.
Elle fonce, droite, vers les vaguelettes salées. Elle a de l’eau jusque sous le ventre. Elle se prépare à plonger. Dans sa tête, un décompte :
5-elle se concentre pour acquérir en elle tout le courage dont elle se sait capable.
4-elle raidit son corps engourdi par le froid cru.
3-elle inspire profondément.
2-ça ne tardera pas. Elle sera bientôt submergée.
1-elle plonge. Tête première sous l’eau salée.
***
Elle a froid depuis un an.
Oublier. Dormir. Mourir.
Femme horizon
2012, ...Lapsus, Québec
Un mois a passé depuis le départ d’Amélia. Depuis la découverte de son corps caméléon au fin fond de la forêt printanière. Depuis le défilé trop lent sur le tapis rouge de l’église de sa paroisse. Depuis son vingt-quatrième anniversaire de vie.
Pour fêter le premier mois de sa mort, Jean prend le pari de construire un gigantesque inukshuk. Une Amélia de pierres, plus forte que le vent, que le temps.
Il donnera naissance à l’être minéral au bord du fleuve encore glacial. Là où le soleil se couchera en l’enveloppant. Où l’eau viendra chatouiller ses grands pieds. Où les oiseaux chanteront pour lui. Le jour, tout comme la nuit. En pleine tempête ou en ciel silencieux.
*
Levé à l’aube. Douche rapide. Jean prépare un grand thermos de thé mentholé, deux sandwiches au jambon et deux muffins aux carottes. Il enfile son grand manteau duveteux. Son pantalon d’hiver. Son bonnet en fourrure. Son foulard de laine et ses grosses bottes en fourrures également. Prêt pour le pèlerinage, il quitte son nid et sort dans le printemps nordique.
À son arrivée en bordure du fleuve, il explore les lieux. Choisis le bon lit pour y accueillir la grande Amélia. Un amas désert de toutes petites pierres vertes. Scintillantes. Parfait.
Y dépose son sac à dos, prend une grande gorgée du thé brûlant, et vivifié, marche vers les douze pierres qui constitueront la silhouette de son amie.
Il explore la grève du regard. S’enfonçant parfois dans la neige ou dans le sable. Le jour se lève. Les heures s’écoulent doucement.
Son regard s’arrête enfin sur une grosse pierre grise bleutée tigrée de sillons argentés. Tout près repose une autre pierre et puis une autre. Elles sont déjà toutes rassemblées comme en attente de reconstituer le casse-tête.
Une à une, pendant des heures entrecoupées de courtes pauses, Jean traverse la grève chargée d’une seule pierre à la fois. Il refait le chemin douze fois, un aller et un retour. Vingt-quatre fois. Lorsqu’il sent faiblir ses muscles, sa volonté, lorsqu’il sent ses mains, ses genoux lâchés il hurle à Amélia de l’aider. Il ne pleure pas.
La douzième pierre. La tête. Orangée. Presque ronde. A retrouvée ses consœurs. Épuisé. Il avale un sandwich. Ses deux muffins. Plusieurs gorgées du liquide encore brûlant et amer. Et entame la construction de sa femme immortelle.
*
Il pose d’abord les pierres-pieds. Côte à côte. Pilier résistant. En équilibre total, avec le sol rocailleux. Les jambes, quatre pierres. Le lourd bassin violet et lisse. Le ventre, deux pierres. La lourde poitrine violette et lisse. Le cou, deux pierres. Et la ronde tête. Douze pierres de toutes tailles. De toutes nuances. Harmonisées en une grande déesse.
*
Jean s’agenouille. Fixe ses yeux sur la tête de la femme immense. Et lui adresse une dernière prière. Silencieux. Murmurant ses offrandes au bonheur et à l’amour dans l’ailleurs. Il promet à l’âme d’Amélie de ne jamais l’oublier. De garder dans son cœur son souvenir d’elle jusqu’à son propre départ vers l’invisible.
Il remet dans son sac, son thermos. Ressers son foulard. Se tourne et reprend le chemin du retour. Sans regarder derrière lui le spectacle qu’offre la nature.
Le soleil couchant enveloppe le grand être de pierres d’une lumière jaune, presque blanche. L’eau salée s’avance sur ses pieds. Le vent souffle doucement. Le temps est bon. L’ombre sur le sol semble danser au rythme des vaguelettes. L’horizon spectacle s’offre à la femme pavée.
2012, ...Lapsus, Québec
Un mois a passé depuis le départ d’Amélia. Depuis la découverte de son corps caméléon au fin fond de la forêt printanière. Depuis le défilé trop lent sur le tapis rouge de l’église de sa paroisse. Depuis son vingt-quatrième anniversaire de vie.
Pour fêter le premier mois de sa mort, Jean prend le pari de construire un gigantesque inukshuk. Une Amélia de pierres, plus forte que le vent, que le temps.
Il donnera naissance à l’être minéral au bord du fleuve encore glacial. Là où le soleil se couchera en l’enveloppant. Où l’eau viendra chatouiller ses grands pieds. Où les oiseaux chanteront pour lui. Le jour, tout comme la nuit. En pleine tempête ou en ciel silencieux.
*
Levé à l’aube. Douche rapide. Jean prépare un grand thermos de thé mentholé, deux sandwiches au jambon et deux muffins aux carottes. Il enfile son grand manteau duveteux. Son pantalon d’hiver. Son bonnet en fourrure. Son foulard de laine et ses grosses bottes en fourrures également. Prêt pour le pèlerinage, il quitte son nid et sort dans le printemps nordique.
À son arrivée en bordure du fleuve, il explore les lieux. Choisis le bon lit pour y accueillir la grande Amélia. Un amas désert de toutes petites pierres vertes. Scintillantes. Parfait.
Y dépose son sac à dos, prend une grande gorgée du thé brûlant, et vivifié, marche vers les douze pierres qui constitueront la silhouette de son amie.
Il explore la grève du regard. S’enfonçant parfois dans la neige ou dans le sable. Le jour se lève. Les heures s’écoulent doucement.
Son regard s’arrête enfin sur une grosse pierre grise bleutée tigrée de sillons argentés. Tout près repose une autre pierre et puis une autre. Elles sont déjà toutes rassemblées comme en attente de reconstituer le casse-tête.
Une à une, pendant des heures entrecoupées de courtes pauses, Jean traverse la grève chargée d’une seule pierre à la fois. Il refait le chemin douze fois, un aller et un retour. Vingt-quatre fois. Lorsqu’il sent faiblir ses muscles, sa volonté, lorsqu’il sent ses mains, ses genoux lâchés il hurle à Amélia de l’aider. Il ne pleure pas.
La douzième pierre. La tête. Orangée. Presque ronde. A retrouvée ses consœurs. Épuisé. Il avale un sandwich. Ses deux muffins. Plusieurs gorgées du liquide encore brûlant et amer. Et entame la construction de sa femme immortelle.
*
Il pose d’abord les pierres-pieds. Côte à côte. Pilier résistant. En équilibre total, avec le sol rocailleux. Les jambes, quatre pierres. Le lourd bassin violet et lisse. Le ventre, deux pierres. La lourde poitrine violette et lisse. Le cou, deux pierres. Et la ronde tête. Douze pierres de toutes tailles. De toutes nuances. Harmonisées en une grande déesse.
*
Jean s’agenouille. Fixe ses yeux sur la tête de la femme immense. Et lui adresse une dernière prière. Silencieux. Murmurant ses offrandes au bonheur et à l’amour dans l’ailleurs. Il promet à l’âme d’Amélie de ne jamais l’oublier. De garder dans son cœur son souvenir d’elle jusqu’à son propre départ vers l’invisible.
Il remet dans son sac, son thermos. Ressers son foulard. Se tourne et reprend le chemin du retour. Sans regarder derrière lui le spectacle qu’offre la nature.
Le soleil couchant enveloppe le grand être de pierres d’une lumière jaune, presque blanche. L’eau salée s’avance sur ses pieds. Le vent souffle doucement. Le temps est bon. L’ombre sur le sol semble danser au rythme des vaguelettes. L’horizon spectacle s’offre à la femme pavée.
Carrelage blanc
2012, Katapulpe, Québec
Travail au pointillisme impeccable.
Points rouges sur fond blanc.
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
***
Elle. Émotive. Expressive. Extrême.
Borderline.
Pour elle, c’est tout ou rien. Pour se sentir en vie, elle crie. Tue le silence de son rire aigu. Se mord les joues, les mains, jusqu’au sang. Ne pleure pas. Se pince les bras, les cuisses, jusqu’au bleu. Ne vit pas. Elle est invisible pour elle-même. Inexistante.
Comme un point rouge, au centre d’une grande toile blanche.
***
Quand il vient chez elle, elle le supplie de la blesser. Une morsure. Un coup, une gifle au visage. Une baise animale. Pas de respect.
Après l’amour, le vide. Plus de cigarettes. Pas de vin. Jamais de marijuana. Et la maudite mélancolie qui prend toute la place.
Elle hurle. Lui crie après. Le brusque. Il se ferme sur lui-même. Et fini par retourner chez lui.
Elle reste seule. Insatisfaite. Et souffre.
Dormir. Dormir pour oublier. Pour mourir, un peu. Disparaître. Dormir un après-midi. Toute une journée. Ou un week-end entier. Si ce n’est pas toute une vie.
***
Les jours se ressemblent et passent à un rythme lent. Six mois. Un an. Deux ans.
***
Aujourd’hui, c’est le tout premier jour du printemps. En elle se dessine un sentiment d’explosion. Elle s’exprime fort. Rigole bruyamment. S’esclaffe.
Il aime la voir heureuse. L’entendre rire. Mais elle le gêne, lui fait honte. Lui casse les oreilles. Crie sans arrêt. Pour un tout et pour un rien. Il aime le calme. Il veut garder intacte sa bulle fragile. Il ne sait plus quoi faire. Cherche un issu.
***
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
Statufiée devant son silence, elle hurle. Plus fort que jamais. Et lui, il rit. Mais rit. D’un rire fou. Il rit et pleure de rire. Rit si fort, qu’il enterre son cri strident.
Les gouttes sur le sol s’embrassent. Les points rouges se touchent. La couleur vive prend de plus en plus d’espace sur le sol.
***
Son rire s’étouffe. Son hurlement se tait. Elle se terre dans son mutisme.
Bouche béante, elle le fixe.
Sur le sol, à leurs pieds, une marée égyptienne s’étend.
Il la regarde. Droit dans les yeux.
La regarde. Puis ne la voit plus.
Vacille. Et s’écroule. Sans bruit.
Ses lèvres continuent de sourire.
Le sang coule.
Elle le regarde, immobile.
Toujours muette.
***
Sur le carrelage de la cuisine, un homme baigne dans son sang.
Le silence pèse lourd sous la lumière de la petite pièce. Le cercle de sang se fait de plus en plus grand, en son centre l’homme. Blanc. Paisible. Pur.
Funambule sur le plancher froid, elle s’effondre. Genoux nus dans l’océan magenta, elle pose sa bouche sur ses lèvres glaçons.
Il est loin déjà.
***
Son cellulaire. 9-1-1. Ses doigts glissent sur chaque touche. 9-1-1.
On décroche.
Elle reste muette. Pas un son ne sort de sa gorge. Pas un cri de son ventre. Pas un appel à l’aide de sa tête.
On raccroche.
Le cellulaire doré disparaît dans la marée visqueuse.
***
Sur le carrelage de la cuisine, un homme vide de sang et sa femme muette.
De ses mains, coule le sang brûlant. Sur son chandail blanc, les empreintes de ses mains salies. Esquisse en vain, pour nettoyer la mort. Sur son jeans cyan. Sur ses pieds. Tout ce sang.
Sur son visage, du sang. Sur ses paupières. Sur ses lèvres. Sur ses papilles, du sang. Elle boit. Et boit, jusqu’à plus soif. Vampire sans larmes. Elle boit le liquide vermeil. En elle, pour une dernière fois, son amoureux. En elle, encore une fois, la mort.
L’œuvre d’art aux points s’est tracée sur la toile de céramique.
Le sang ne coule plus.
***
Portrait cramoisi d’un Roméo et d’une Juliette. Blancs. Sanglants.
Elle couche son visage rouge sur sa poitrine dure. Et appel le sommeil. De tout son être. L’éternel. Elle attend. La faim, le désespoir, le sang. Quelque chose la prendra.
***
Elle range la table après le dîner. Chantonne. Danse. Énergique. Bruyante. Dérangeante. Il aime la voir heureuse. «Mais si elle pouvait baisser le ton un peu.»
Il lui dit, une fois, deux fois, trois fois de se calmer. Elle chante encore plus fort.
Personne ne lui dira jamais quoi penser et comment agir. Elle est libre. Libre de crier. Libre de s’exprimer.
Agressé, il ne peut en supporter davantage. Un avertissement. Insuffisant. Un infini de reproches. Rien à faire. Elle continue. Ne le respecte pas.
***
Dans la cuisine blanche. Une lumière enlace le couple.
***
Il prend la paire de ciseaux traînant sur la table blanche de la cuisine immaculée. L’ouvre. Approche une des deux lames de son oreille droite. Et l’enfonce. Le plus creux possible.
Blanc. Il retire la lame. Approche l’autre lame de son oreille gauche. Et répète le geste.
Chancelle. Et rit. Rit. Laissant tomber sur le sol, la paire de ciseaux souillée.
Elle se tourne. Le voit. Arrête de chanter.
Enfin!
Elle hurle. Comme jamais.
Elle est belle. Belle comme un tableau de Munch.
***
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
Marée rouge sur fond blanc.
*
2012, Katapulpe, Québec
Travail au pointillisme impeccable.
Points rouges sur fond blanc.
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
***
Elle. Émotive. Expressive. Extrême.
Borderline.
Pour elle, c’est tout ou rien. Pour se sentir en vie, elle crie. Tue le silence de son rire aigu. Se mord les joues, les mains, jusqu’au sang. Ne pleure pas. Se pince les bras, les cuisses, jusqu’au bleu. Ne vit pas. Elle est invisible pour elle-même. Inexistante.
Comme un point rouge, au centre d’une grande toile blanche.
***
Quand il vient chez elle, elle le supplie de la blesser. Une morsure. Un coup, une gifle au visage. Une baise animale. Pas de respect.
Après l’amour, le vide. Plus de cigarettes. Pas de vin. Jamais de marijuana. Et la maudite mélancolie qui prend toute la place.
Elle hurle. Lui crie après. Le brusque. Il se ferme sur lui-même. Et fini par retourner chez lui.
Elle reste seule. Insatisfaite. Et souffre.
Dormir. Dormir pour oublier. Pour mourir, un peu. Disparaître. Dormir un après-midi. Toute une journée. Ou un week-end entier. Si ce n’est pas toute une vie.
***
Les jours se ressemblent et passent à un rythme lent. Six mois. Un an. Deux ans.
***
Aujourd’hui, c’est le tout premier jour du printemps. En elle se dessine un sentiment d’explosion. Elle s’exprime fort. Rigole bruyamment. S’esclaffe.
Il aime la voir heureuse. L’entendre rire. Mais elle le gêne, lui fait honte. Lui casse les oreilles. Crie sans arrêt. Pour un tout et pour un rien. Il aime le calme. Il veut garder intacte sa bulle fragile. Il ne sait plus quoi faire. Cherche un issu.
***
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
Statufiée devant son silence, elle hurle. Plus fort que jamais. Et lui, il rit. Mais rit. D’un rire fou. Il rit et pleure de rire. Rit si fort, qu’il enterre son cri strident.
Les gouttes sur le sol s’embrassent. Les points rouges se touchent. La couleur vive prend de plus en plus d’espace sur le sol.
***
Son rire s’étouffe. Son hurlement se tait. Elle se terre dans son mutisme.
Bouche béante, elle le fixe.
Sur le sol, à leurs pieds, une marée égyptienne s’étend.
Il la regarde. Droit dans les yeux.
La regarde. Puis ne la voit plus.
Vacille. Et s’écroule. Sans bruit.
Ses lèvres continuent de sourire.
Le sang coule.
Elle le regarde, immobile.
Toujours muette.
***
Sur le carrelage de la cuisine, un homme baigne dans son sang.
Le silence pèse lourd sous la lumière de la petite pièce. Le cercle de sang se fait de plus en plus grand, en son centre l’homme. Blanc. Paisible. Pur.
Funambule sur le plancher froid, elle s’effondre. Genoux nus dans l’océan magenta, elle pose sa bouche sur ses lèvres glaçons.
Il est loin déjà.
***
Son cellulaire. 9-1-1. Ses doigts glissent sur chaque touche. 9-1-1.
On décroche.
Elle reste muette. Pas un son ne sort de sa gorge. Pas un cri de son ventre. Pas un appel à l’aide de sa tête.
On raccroche.
Le cellulaire doré disparaît dans la marée visqueuse.
***
Sur le carrelage de la cuisine, un homme vide de sang et sa femme muette.
De ses mains, coule le sang brûlant. Sur son chandail blanc, les empreintes de ses mains salies. Esquisse en vain, pour nettoyer la mort. Sur son jeans cyan. Sur ses pieds. Tout ce sang.
Sur son visage, du sang. Sur ses paupières. Sur ses lèvres. Sur ses papilles, du sang. Elle boit. Et boit, jusqu’à plus soif. Vampire sans larmes. Elle boit le liquide vermeil. En elle, pour une dernière fois, son amoureux. En elle, encore une fois, la mort.
L’œuvre d’art aux points s’est tracée sur la toile de céramique.
Le sang ne coule plus.
***
Portrait cramoisi d’un Roméo et d’une Juliette. Blancs. Sanglants.
Elle couche son visage rouge sur sa poitrine dure. Et appel le sommeil. De tout son être. L’éternel. Elle attend. La faim, le désespoir, le sang. Quelque chose la prendra.
***
Elle range la table après le dîner. Chantonne. Danse. Énergique. Bruyante. Dérangeante. Il aime la voir heureuse. «Mais si elle pouvait baisser le ton un peu.»
Il lui dit, une fois, deux fois, trois fois de se calmer. Elle chante encore plus fort.
Personne ne lui dira jamais quoi penser et comment agir. Elle est libre. Libre de crier. Libre de s’exprimer.
Agressé, il ne peut en supporter davantage. Un avertissement. Insuffisant. Un infini de reproches. Rien à faire. Elle continue. Ne le respecte pas.
***
Dans la cuisine blanche. Une lumière enlace le couple.
***
Il prend la paire de ciseaux traînant sur la table blanche de la cuisine immaculée. L’ouvre. Approche une des deux lames de son oreille droite. Et l’enfonce. Le plus creux possible.
Blanc. Il retire la lame. Approche l’autre lame de son oreille gauche. Et répète le geste.
Chancelle. Et rit. Rit. Laissant tomber sur le sol, la paire de ciseaux souillée.
Elle se tourne. Le voit. Arrête de chanter.
Enfin!
Elle hurle. Comme jamais.
Elle est belle. Belle comme un tableau de Munch.
***
Sur le carrelage de la cuisine, des gouttes de sang.
Marée rouge sur fond blanc.
*
Bleue
2013, Gestes, Québec
L’embryon dans mon ventre ne vit plus.
Je cherche à garder au chaud ce qu’il reste de lui. En enveloppant de mes grandes mains, mon ventre nu. Mais ça ne sert plus à rien. Mes doigts déjà bleus ne sont que des longs glaçons. Le fœtus fond en moi. Laissant perler un liquide tiède. De mon vagin. Entre mes fesses. Le long de mes cuisses. De mes mollets. De mes pieds nus sur le sol métallique.
*
Au début j’étais bien.
Le vin. La tête légère. Léthargique. Et encore le désir de plaire. Être irrésistible. Être sensuelle.
Être.
Chevelure ébouriffée. Seins pointus. Fermes. Et mon ventre qui ne présentait qu’un léger arrondissement sous le nombril. Longue ligne d’un doux duvet traçant l’espace entre le nombril et le mont de vénus.
Belle.
J’étais belle.
Et femme.
Il a dit bois. Et j’ai bu. Il a dit déshabilles-toi. Et j’ai retiré mes vêtements. Mes sous-vêtements. Mes boucles d’oreilles. Mes lunettes. Mes bagues. Il a dit entre et assieds-toi sur la chaise. Je suis entrée dans la petite pièce fermée et j’y ai pris place. Il m’a regardée, satisfait. L’air de dire que c’était parfait. Qu’il avait réussi. Et je suis restée là.
Le vin. La tête légère. Léthargique. Mais fière. Jusque dans le bas du ventre.
La chaleur qui parcourait l’intérieur de mon corps s’est rapidement envolée. Comme un nuage de papillons d’un arbuste.
Le vin s’est givré dans mon sang. Le rythme de mon cœur a ralenti. Mon nez. Mes oreilles. Mes doigts. La bute de mon ventre. Mes orteils. Le mal s’est intensifié. Rapidement.
*
Je n’ai jamais remarqué Frédéric. Je suis mademoiselle bulle. Musique aux oreilles. Nez dans un roman, une bande dessinée, dans mon carnet de croquis ou de composition. Je ne l’ai vue ni en cours de dessin, ni en cours de photographie. Jamais.
Il était passé midi. Je regardais prestement mes courriels universitaires au local d’informatique. Madeleine me chuchotait qu’un jeune homme semblait me fixer depuis que nous étions entrées dans la salle. Je ne l’écoutais qu’à demi. Ne la croyais pas. Je passais chaque jour inaperçue. L’habitude d’être transparente. Plus que blanche. Invisible.
Puis le jeune homme s’était levé. S’était dirigé vers nous. J’avais baissé les yeux, intimidée. Au cas où il viendrait réellement pour me parler. À moi. Et voilà qu’il se penchait et braquait son regard dans le mien. Sans gêne. Sans aucune hésitation, il me disait me vouloir comme modèle. Et ne me laissant pas le temps de penser ou de répondre, il avait ajouté : «Rendez-vous dans 20 minutes au Starbuck café au coin de la rue.»
*
Liquide transparent sortant en rivière de mon nez. Je ne sens plus mon nez. Muqueuse sur ma langue.
Liquide rouge ruisselant de mon entrejambe. Jusque sur le plancher. Sous la chaise. À mes pieds. Se figeant le long du parcours.
*
Tremblante, j’étais allée le rejoindre au café. Que me trouvait-il? Qu’est-ce que j’allais dire? Un modèle, moi? Je ne connaissais même pas son prénom.
Frédéric.
Il avait commandé deux chaïs lattés. Sans me demander mon avis. J’aurais plutôt opté pour un décaféiné au lait.
Il me voulait comme modèle pour son travail final en cours de sculpture. Il devait être le meilleur. Dépasser les C et D qu’il avait eu dans les autres matières. Il voulait innover. Aller plus loin que tous les autres. Dès qu’il m’avait vue, il avait su que c’était moi qu’il lui fallait. Depuis le premier cours de dessin. Le temps passait et ce jour-là il avait dû m’aborder.
Sans me demander mon avis, il avait sorti son imposant appareil-photo et avait pris des dizaines de clichés de moi.
*
Frédéric s’était levé. «Salut.» Laissant sur la table, derrière lui, un post-it : «Rejoins-moi demain. 18h30. Au 765, rue St-Charles.» Ne me laissant pas le temps d’être d’accord. De dire au revoir.
Je n’avais pas terminé mon chaï devenu froid. J’avais remis mon long manteau en plumes d’oie. Et avais foncée chez moi.
Dans le bain brûlant, j’avais observé mon corps. Mes pieds. Mes longues jambes. Mont de vénus. Nombril. Creux. Mes seins. Les imperfections. Les rondeurs. Grains de beauté. Et dans le miroir embué, j’avais détaillé mon visage ovale. Les joues de mon père. Le menton de ma mère. Mes minuscules yeux verts. Mon nez en forme de champignon. Mes lèvres roses.
*
Embrouillée, ma tête. Ma temporalité. Criantes mes tempes. Ma migraine. Mes battements de cœur. Sourds. Lents. Dans mes jambes, plus de fourmillements. Plus rien. Je n’ai conscience que de mes doigts sur mon ventre.
Le temps devait passer. Cinq. Dix. Quinze minutes. Une demi-heure. Une heure.
Embrouillés, mes yeux. Givrés mes cils. Larmes invisibles sur mes joues. Larmes de rien du tout.
*
Je m’étais rendue à un bungalow en pierres rectangulaires. Austères. 18h30. J’avais cogné à la porte. Frédéric avait ouvert tout grand. Laissant l’air froid s’infiltrer avec moi dans l’inconnu. J’avais retiré mon manteau. Immédiatement parcourue d’un frisson long comme la corde d’un cerf-volant. Mes bottes. Les bouts des orteils encore glacés.
Tête basse. Regard fuyant. Langue nouée. Je l’avais suivi dans son atelier. Il avait pointé un tabouret sur lequel j’avais dû prendre place.
Focus. Lecture de l’image. L’énorme lentille pointée sur moi.
«Le dos droit.»
«Les mains sur les cuisses.»
«La tête un peu plus vers la gauche.»
«Non, regarde-moi plutôt.»
Et j’avais regardé le vide derrière lui. Des clichés sans interruption. Pour mieux connaître son modèle. «Pourrais-tu détacher tes cheveux? Retirer tes bas? Ton pardessus? Ton jeans. Ton t-shirt. Tes sous-vêtements?...» Il avait tourné autour de moi captant chaque parcelle de mon corps. Inconfort. M’avait offert un shooter de rhum pour délier mes muscles. Rougir mes joues. Éclairer mes yeux. Détendre ma chair. Il avait palpé mes bras. Analysé mes couleurs. Ombres et lumières. Les reliefs surtout. Le fil de mes cheveux. La courbe de mes oreilles. De mes joues, de mes seins, mon ventre et mes genoux pointus. Il lui avait fallu m’apprendre par cœur. Il n’avait presque rien dit. Et j’étais restée muette.
*
Autour de moi, une pièce pleine de nourriture. Une odeur d’ail. Dégoûtante. Le plafond, les murs, les étagères, la porte et même le plancher. Tout en métal. Argent. Brillant. Une ampoule pend de son fil blanc au-dessus de ma tête. Elle m’éclaire à peine. Une petite fenêtre coupée dans la porte épaisse laisse paraître l’objectif de l’appareil-photo de Frédéric. Je l’observe. Assise sur la chaise de fer. Absente de plus en plus de mon corps.
*
Il m’avait donné rendez-vous une fois par semaine dans son atelier pour esquisse des croquis de moi. Et chaque semaine je revenais vers lui malgré le malaise que je ressentais. Absorbée par l’intérêt qu’il me portait.
Trois mois depuis la première rencontre.
Je ne sais pas s’il est devenu un ami ou mon copain. Parfois, il délaissait son appareil-photo ou son cahier à croquis, retirait lui aussi tous ses vêtements et s’approchait de moi. Me caressait. Traçait tout mon corps avec ses doigts. Analysait encore. De plus près.
La sueur naissait sur mon corps. Il ne disait mot. Observait. Et moi je jouissais silencieuse.
*
L’impression délirante, ardente, de ne faire plus qu’une avec la chaise de métal sur laquelle je suis posée.
*
Un soir il me fit assoir sur un banc de métal au centre de son atelier face au mur recouvert de photographies couleur ou monochromes de fragments de mon corps. Face à la table où reposaient trois sculptures d’argile grise, quasi bleue, où l’on pouvait distinguer les contours de mon être, sans en définir les traits singuliers.
Il s’était approché de moi avec un large pinceau en poils fins et un énorme pot de gouache bleue. D’abord il avait trempé le pinceau et avait tracé de longues lignes sur mes joues, mes bras, mes cuisses. Et finalement, avait vidé la substance gluante en entier sur ma tête, mes épaules. Me priant de ne pas bouger. Les caresses. La douceur des poils. La fraîcheur de la peinture. Provocante de frissons. Qui rapidement avait séché et avait contracté ma peau. Craquelante. L’impression d’être prisonnière sous une surface opaque, crispante. Frédéric rayonnant de satisfaction me transformait, façonnait, comme une pièce d’argile. À sa guise. J’étais son matériau.
*
Perdre toutes notions.
*
Dans la douche, avec le savon blanc et la débarbouillette, j’avais dû frotter ma peau. Partout. J’avais passé et repassé. Chaque pli. Recoin. L’eau à mes pieds était devenue d’un bleu azuré. J’étais sortie et je m’étais séchée, avant de retourner à l’atelier.
«Ta peau a gardé ce reflet bleu que je cherche à créer depuis le début.»
*
Perdre connaissance. Naissance.
*
Veille de la remise de la sculpture finale.
Pour la dernière séance, il m’a donné rendez-vous à la rôtisserie où il travaille comme serveur, non loin de la faculté des arts visuels. Il allait faire la fermeture du restaurant et nous allions travailler ensemble par la suite.
*
L’être vivant en moi s’éteint. Je laisse place à l’œuvre. À la sculpture de glace.
2013, Gestes, Québec
L’embryon dans mon ventre ne vit plus.
Je cherche à garder au chaud ce qu’il reste de lui. En enveloppant de mes grandes mains, mon ventre nu. Mais ça ne sert plus à rien. Mes doigts déjà bleus ne sont que des longs glaçons. Le fœtus fond en moi. Laissant perler un liquide tiède. De mon vagin. Entre mes fesses. Le long de mes cuisses. De mes mollets. De mes pieds nus sur le sol métallique.
*
Au début j’étais bien.
Le vin. La tête légère. Léthargique. Et encore le désir de plaire. Être irrésistible. Être sensuelle.
Être.
Chevelure ébouriffée. Seins pointus. Fermes. Et mon ventre qui ne présentait qu’un léger arrondissement sous le nombril. Longue ligne d’un doux duvet traçant l’espace entre le nombril et le mont de vénus.
Belle.
J’étais belle.
Et femme.
Il a dit bois. Et j’ai bu. Il a dit déshabilles-toi. Et j’ai retiré mes vêtements. Mes sous-vêtements. Mes boucles d’oreilles. Mes lunettes. Mes bagues. Il a dit entre et assieds-toi sur la chaise. Je suis entrée dans la petite pièce fermée et j’y ai pris place. Il m’a regardée, satisfait. L’air de dire que c’était parfait. Qu’il avait réussi. Et je suis restée là.
Le vin. La tête légère. Léthargique. Mais fière. Jusque dans le bas du ventre.
La chaleur qui parcourait l’intérieur de mon corps s’est rapidement envolée. Comme un nuage de papillons d’un arbuste.
Le vin s’est givré dans mon sang. Le rythme de mon cœur a ralenti. Mon nez. Mes oreilles. Mes doigts. La bute de mon ventre. Mes orteils. Le mal s’est intensifié. Rapidement.
*
Je n’ai jamais remarqué Frédéric. Je suis mademoiselle bulle. Musique aux oreilles. Nez dans un roman, une bande dessinée, dans mon carnet de croquis ou de composition. Je ne l’ai vue ni en cours de dessin, ni en cours de photographie. Jamais.
Il était passé midi. Je regardais prestement mes courriels universitaires au local d’informatique. Madeleine me chuchotait qu’un jeune homme semblait me fixer depuis que nous étions entrées dans la salle. Je ne l’écoutais qu’à demi. Ne la croyais pas. Je passais chaque jour inaperçue. L’habitude d’être transparente. Plus que blanche. Invisible.
Puis le jeune homme s’était levé. S’était dirigé vers nous. J’avais baissé les yeux, intimidée. Au cas où il viendrait réellement pour me parler. À moi. Et voilà qu’il se penchait et braquait son regard dans le mien. Sans gêne. Sans aucune hésitation, il me disait me vouloir comme modèle. Et ne me laissant pas le temps de penser ou de répondre, il avait ajouté : «Rendez-vous dans 20 minutes au Starbuck café au coin de la rue.»
*
Liquide transparent sortant en rivière de mon nez. Je ne sens plus mon nez. Muqueuse sur ma langue.
Liquide rouge ruisselant de mon entrejambe. Jusque sur le plancher. Sous la chaise. À mes pieds. Se figeant le long du parcours.
*
Tremblante, j’étais allée le rejoindre au café. Que me trouvait-il? Qu’est-ce que j’allais dire? Un modèle, moi? Je ne connaissais même pas son prénom.
Frédéric.
Il avait commandé deux chaïs lattés. Sans me demander mon avis. J’aurais plutôt opté pour un décaféiné au lait.
Il me voulait comme modèle pour son travail final en cours de sculpture. Il devait être le meilleur. Dépasser les C et D qu’il avait eu dans les autres matières. Il voulait innover. Aller plus loin que tous les autres. Dès qu’il m’avait vue, il avait su que c’était moi qu’il lui fallait. Depuis le premier cours de dessin. Le temps passait et ce jour-là il avait dû m’aborder.
Sans me demander mon avis, il avait sorti son imposant appareil-photo et avait pris des dizaines de clichés de moi.
*
Frédéric s’était levé. «Salut.» Laissant sur la table, derrière lui, un post-it : «Rejoins-moi demain. 18h30. Au 765, rue St-Charles.» Ne me laissant pas le temps d’être d’accord. De dire au revoir.
Je n’avais pas terminé mon chaï devenu froid. J’avais remis mon long manteau en plumes d’oie. Et avais foncée chez moi.
Dans le bain brûlant, j’avais observé mon corps. Mes pieds. Mes longues jambes. Mont de vénus. Nombril. Creux. Mes seins. Les imperfections. Les rondeurs. Grains de beauté. Et dans le miroir embué, j’avais détaillé mon visage ovale. Les joues de mon père. Le menton de ma mère. Mes minuscules yeux verts. Mon nez en forme de champignon. Mes lèvres roses.
*
Embrouillée, ma tête. Ma temporalité. Criantes mes tempes. Ma migraine. Mes battements de cœur. Sourds. Lents. Dans mes jambes, plus de fourmillements. Plus rien. Je n’ai conscience que de mes doigts sur mon ventre.
Le temps devait passer. Cinq. Dix. Quinze minutes. Une demi-heure. Une heure.
Embrouillés, mes yeux. Givrés mes cils. Larmes invisibles sur mes joues. Larmes de rien du tout.
*
Je m’étais rendue à un bungalow en pierres rectangulaires. Austères. 18h30. J’avais cogné à la porte. Frédéric avait ouvert tout grand. Laissant l’air froid s’infiltrer avec moi dans l’inconnu. J’avais retiré mon manteau. Immédiatement parcourue d’un frisson long comme la corde d’un cerf-volant. Mes bottes. Les bouts des orteils encore glacés.
Tête basse. Regard fuyant. Langue nouée. Je l’avais suivi dans son atelier. Il avait pointé un tabouret sur lequel j’avais dû prendre place.
Focus. Lecture de l’image. L’énorme lentille pointée sur moi.
«Le dos droit.»
«Les mains sur les cuisses.»
«La tête un peu plus vers la gauche.»
«Non, regarde-moi plutôt.»
Et j’avais regardé le vide derrière lui. Des clichés sans interruption. Pour mieux connaître son modèle. «Pourrais-tu détacher tes cheveux? Retirer tes bas? Ton pardessus? Ton jeans. Ton t-shirt. Tes sous-vêtements?...» Il avait tourné autour de moi captant chaque parcelle de mon corps. Inconfort. M’avait offert un shooter de rhum pour délier mes muscles. Rougir mes joues. Éclairer mes yeux. Détendre ma chair. Il avait palpé mes bras. Analysé mes couleurs. Ombres et lumières. Les reliefs surtout. Le fil de mes cheveux. La courbe de mes oreilles. De mes joues, de mes seins, mon ventre et mes genoux pointus. Il lui avait fallu m’apprendre par cœur. Il n’avait presque rien dit. Et j’étais restée muette.
*
Autour de moi, une pièce pleine de nourriture. Une odeur d’ail. Dégoûtante. Le plafond, les murs, les étagères, la porte et même le plancher. Tout en métal. Argent. Brillant. Une ampoule pend de son fil blanc au-dessus de ma tête. Elle m’éclaire à peine. Une petite fenêtre coupée dans la porte épaisse laisse paraître l’objectif de l’appareil-photo de Frédéric. Je l’observe. Assise sur la chaise de fer. Absente de plus en plus de mon corps.
*
Il m’avait donné rendez-vous une fois par semaine dans son atelier pour esquisse des croquis de moi. Et chaque semaine je revenais vers lui malgré le malaise que je ressentais. Absorbée par l’intérêt qu’il me portait.
Trois mois depuis la première rencontre.
Je ne sais pas s’il est devenu un ami ou mon copain. Parfois, il délaissait son appareil-photo ou son cahier à croquis, retirait lui aussi tous ses vêtements et s’approchait de moi. Me caressait. Traçait tout mon corps avec ses doigts. Analysait encore. De plus près.
La sueur naissait sur mon corps. Il ne disait mot. Observait. Et moi je jouissais silencieuse.
*
L’impression délirante, ardente, de ne faire plus qu’une avec la chaise de métal sur laquelle je suis posée.
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Un soir il me fit assoir sur un banc de métal au centre de son atelier face au mur recouvert de photographies couleur ou monochromes de fragments de mon corps. Face à la table où reposaient trois sculptures d’argile grise, quasi bleue, où l’on pouvait distinguer les contours de mon être, sans en définir les traits singuliers.
Il s’était approché de moi avec un large pinceau en poils fins et un énorme pot de gouache bleue. D’abord il avait trempé le pinceau et avait tracé de longues lignes sur mes joues, mes bras, mes cuisses. Et finalement, avait vidé la substance gluante en entier sur ma tête, mes épaules. Me priant de ne pas bouger. Les caresses. La douceur des poils. La fraîcheur de la peinture. Provocante de frissons. Qui rapidement avait séché et avait contracté ma peau. Craquelante. L’impression d’être prisonnière sous une surface opaque, crispante. Frédéric rayonnant de satisfaction me transformait, façonnait, comme une pièce d’argile. À sa guise. J’étais son matériau.
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Perdre toutes notions.
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Dans la douche, avec le savon blanc et la débarbouillette, j’avais dû frotter ma peau. Partout. J’avais passé et repassé. Chaque pli. Recoin. L’eau à mes pieds était devenue d’un bleu azuré. J’étais sortie et je m’étais séchée, avant de retourner à l’atelier.
«Ta peau a gardé ce reflet bleu que je cherche à créer depuis le début.»
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Perdre connaissance. Naissance.
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Veille de la remise de la sculpture finale.
Pour la dernière séance, il m’a donné rendez-vous à la rôtisserie où il travaille comme serveur, non loin de la faculté des arts visuels. Il allait faire la fermeture du restaurant et nous allions travailler ensemble par la suite.
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L’être vivant en moi s’éteint. Je laisse place à l’œuvre. À la sculpture de glace.
Les méduses
2013, L'écrit primal, Québec
Nue, devant la longue glace sur pieds, Marianne reste stoïque face à son reflet. Elle détaille, des yeux, chaque partie de son corps avant d’enfiler une robe et de descendre préparer le petit déjeuner.
Une robe de coton jaune. Sereine, sans être criarde, qui n’ajoute rien à son teint blafard. Le tissu épouse son corps et sculpte ses formes sans trop en divulguer. Le bas de la jupe ligne le dessus du genou, alors que les manches descendent sous les coudes. Des boutons blancs partent de la ceinture de cuir brun qui serre légèrement la taille et escaladent la poitrine jusqu’au col de fine dentelle jouant le rôle de collier. Marianne monte des collants blanc mi-opaque, mi-transparents sur ses jambes, laissant voir le rosé de sa peau. Et passe une petite veste de laine grise bleutée. Avant de terminer sa toilette par des perles de nacre aux oreilles, un jonc or à la main gauche et un autre argent à la main droite, elle glisse ses pieds dans des mocassins bruns, puis gonfle la pointe de ses cheveux sur ses épaules avec la brosse ronde et le sèche-cheveux. Pour terminer, elle met un peu de poudre bleue sur ses paupières et du rouge sur ses pommettes. Puis elle humecte ses lèvres pour leur donner un peu d’éclat.
Par-dessus sa robe, pour préparer le petit déjeuner, elle enfile un tablier blanc couvert de traces indélébiles de graisse jaunâtre ou de sauce brune qu’elle n’a pas réussi à javelliser. Marianne se contente d’un grand café noir fumant, mais elle adore le parfum des rôties et des oranges pressées. Elle boit son café assise seule à la table de la cuisine, se laisse baigner dans les rayons du soleil, avant de casser les œufs, de mélanger la préparation à pancake ou de griller le jambon.
Après avoir rangé le sirop et la confiture, débarrassé la table et récuré la vaisselle sale, elle songe à ce qu’elle cuisinera pour le dîner et le souper. Habituellement, elle opte pour une soupe ou des sandwiches pour le repas du midi et un rôti ou un pâté pour le repas du soir. Aujourd’hui, elle cuisinera un potage de légumes et un rôti de porc. En attendant de couper les légumes et pour occuper les heures qu’elle a devant elle, elle lave les vêtements sals, pli ceux qu’elle a lavé la veille, passe le balai et range la maison. Elle garde une petite demi-heure dans son avant-midi pour exécuter les mots croisés dans le journal du quartier. Marianne complète à chaque fois le jeu un peu plus vite et toujours sans dictionnaire. Elle garde la lecture des faits divers pour occuper son après-midi au rythme de la cuisson du souper. Habituellement, elle se prépare un thé et s’assoit devant le journal. Et arrête longuement sur la rubrique nécrologique. Elle sait que ce n’est pas très sain, mais sa curiosité l’emporte à tout coup.
Marianne a commencé par couper finement les oignons blancs. Des larmes coulent sur ses joues et son menton. Elle s’essuie régulièrement avec le pan de son tablier. Elle a mis les oignons à caraméliser dans une grande casserole en fonte avec un peu de beurre, avant d’y ajouter l’eau et les rondelles de carottes. Puis elle a coupé les branches de céleri en morceaux et les pommes de terre qu’elle ajoutera à la fin. Il ne lui reste qu’à couper le chou vert, mais elle prend une pause pour grignoter quelques rondelles de carottes pour calmer son estomac, en attendant le dîner.
Elle pose l’énorme chou vert sur le comptoir de la cuisine. Chaque fois elle a du mal à couper le légume en deux. Elle doit le tenir en y insérant la lame du couteau le plus aiguisé et le plus large du tiroir à ustensiles. Elle commence par entailler le centre et force la lame au cœur de l’aliment, jusqu’à ce qu’elle traverse le tout. Puis elle le tient fermement pour le briser en parts égales. Au moment même de séparer le chou en deux, la lame glisse sur la main de Marianne.
Le couteau ensanglanté se retrouve aussitôt sur le carrelage. Avant même de sentir la douleur de sa blessure, Marianne en constate l’ampleur avec l’étendue de sang sur le chou et le comptoir. Elle met sa main sous un jet délicat d’eau froide pour y découvrir que deux doigts sont profondément entaillés. Elle enroule sa main dans son tablier déjà taché de sang et marche jusqu’à la table de la cuisine pour s’assoir. Elle pose sa tête sur la table pour qu’elle cesse un peu de tourner. Une grande chaleur la parcours toute entière. Elle sent battre son cœur plus rapidement dans sa main blessée. Et le sang ne cesse de couler, malgré la pression qu’elle met sur le tissu. Elle se lève vacillante, ses oreilles se bouchent, sa vue se brouille. Elle marche, en se tenant à tous les meubles et au mur, jusqu’à la salle de bain du premier étage. Rendue, elle met de l’eau glacée sur son visage avec sa main sauve et s’étant dos au sol, la joue contre le plancher froid en céramique. Puis plus rien.
*
Nue devant la longue glace sur pieds, Marianne s’observe. Elle détaille chaque partie de son corps. Ses yeux s’arrêtent longuement sur sa main gauche enveloppée dans un bandage blanc épais et tâché de sang. Elle ressent un léger vertige et s’assoit sur le couvercle de la cuvette. Elle sourit.
Elle descend au premier sans avoir enfilé de robe. Ses cheveux plats sur la tête. Elle ne porte que son bandage à la main gauche et un jonc argenté à la main droite. Ne sentant que l’étirement de la peau sous le bandage, elle ne sait pas si son jonc or lui a été retiré ou non. Elle préfère croire que oui.
Elle prépare, d’une main, son café. Et s’assoit sous le soleil à la table de la salle à manger. Le napperon est encore couvert de son sang séché. Sur le comptoir et sur le plancher, il n’y a plus rien.
Avant de monter à l’étage pour s’habiller, elle prépare du gruau à la crème et à la cassonade qu’elle dépose sur un napperon au centre de la table, avec quelques fruits et deux petits bols blancs.
Sur la chaise en osier près de la fenêtre de sa chambre, elle découvre la robe qu’elle portait la veille. Elle l’allonge sur le lit pour y contempler les dégâts. Le sang s’est imprégné dans le coton jaune par touches de brun terreux se dégradant vers un petit rouge rosé, donnant au tissu des allures de natures mortes et de motifs floraux rappelant les tableaux de Séraphine de Senlis. Même avec tout le javellisant du monde ça ne partirait pas. Elle accroche la robe sur un support et la suspend sur la porte de la penderie. Ça mettra un peu de gaité dans cette pièce où le gris et le blanc dominent. Elle enfile une robe rose tirant sur le rouge cramoisie.
Elle ramasse la vaisselle sale qui traîne sur la table et la rince sous un jet brûlant avant de la laisser sécher, étendue sur un linge propre. Elle prépare des sandwiches qu’elle mettra ensuite au frigo jusqu’à midi. Pain blanc, mayonnaise, jambon déjà tranché et feuilles de laitue iceberg. Pour souper, elle mettra le rôti qu’elle n’a pas mis à cuire la veille au four avec quelques pommes de terre rondes.
Elle s’assoit à la table pour effectuer les mots croisés. Habituellement si habile et éveillée à ce petit jeu, ce matin, sa main qui tiraille l’empêche de se concentrer et les comprimés contre la douleur la font somnoler. Marianne tourne plutôt les pages du journal. Et s’arrête sur la rubrique nécrologique. Elle reste longuement penchée sur la photographie en noir et blanc d’une jeune femme. Elle croit voir son reflet dans le miroir. D’abord ses grands yeux marron aux cils proéminents. Puis son nez petit arlequin. Sa bouche mince au tracé singulier. Sa frange à gauche sur le front. Ses cheveux volumineux aux épaules. Son air du quotidien.
Ses yeux se remplissent d’eau et les larmes glissent sur son visage pâle sous les rayons du soleil. Sa vision se brouille avant qu’elle ne puisse lire l’avis de décès de la jeune femme. Marianne monte au deuxième et s’allonge sur le lit. À l’horizontale sa main tiraille moins. Elle reste ainsi de longues minutes, l’image de cette étrange jumelle en tête. Plusieurs questions se bousculent dans sa tête. Qui est-elle? Comment est-elle morte ? Quel genre de vie avait-elle?
Elle enfile une robe ivoire avant de descendre mettre le morceau de porc dans le fourneau à 350 degrés Celsius et marche vers la sortie.
En ouvrant la porte, elle sent la chaleur nouvelle du printemps entamé caresser sa peau endormie. Elle sort sans chaussure et sans refermer la porte derrière elle. Descendue sur le trottoir, Marianne laisse le ciel bleu, le vent frais et le soleil la guider. Elle entend les oiseaux chanter, les voitures rouler, les craquements des vieilles maisons, les cris d’enfants et de leurs parents et le bruissement des feuilles dans les arbres. Et elle sent le parfum des bourgeons qui s’apprêtent à éclore, celui de l’essence et de la lessive des voisines. Elle longe le pont qui sépare sa paroisse de la paroisse voisine et fixe son reflet embrouillé dans l’eau de la rivière. Son visage sur fond de ciel bleu. Elle descend sur le bord de l’eau. Et déambule en équilibre, les bras levés de chaque côté de son corps, sur les grosses roches humides sans glisser. Et avance vers l’eau quelque peu agitée à cause de la fonte des neiges. D’abord ses pieds nus, puis ses cuisses, son bassin, sa poitrine sont immergés dans l’eau glacée. Marianne se sent purifiée, vivante. Son cœur bat tellement vite. Les bras montés au ciel, comme une offrande, elle enfonce d’abord sa tête dans l’eau, avant ses mains.
Le bandage en tissu se détache de sa main blessée. Il remonte à la surface et glisse sur la rivière.
*
Marianne dépose le plat contenant le rôti de porc au centre de la table. Elle ajuste les napperons, les assiettes et les ustensiles. Elle prend place sur une chaise et observe la vapeur des aliments montés au ciel. Son fils et son mari la rejoignent. Ils lui lancent un regard oblique, mais l’oublient bien vite en apercevant le repas chaud préparé spécialement pour eux. Le sang de sa blessure ouverte file comme des méduses en mouvement sur sa robe trempée. Elle observe le tableau se peindre sur elle au rythme de sa respiration. Et frissonne devant tant de beauté.
2013, L'écrit primal, Québec
Nue, devant la longue glace sur pieds, Marianne reste stoïque face à son reflet. Elle détaille, des yeux, chaque partie de son corps avant d’enfiler une robe et de descendre préparer le petit déjeuner.
Une robe de coton jaune. Sereine, sans être criarde, qui n’ajoute rien à son teint blafard. Le tissu épouse son corps et sculpte ses formes sans trop en divulguer. Le bas de la jupe ligne le dessus du genou, alors que les manches descendent sous les coudes. Des boutons blancs partent de la ceinture de cuir brun qui serre légèrement la taille et escaladent la poitrine jusqu’au col de fine dentelle jouant le rôle de collier. Marianne monte des collants blanc mi-opaque, mi-transparents sur ses jambes, laissant voir le rosé de sa peau. Et passe une petite veste de laine grise bleutée. Avant de terminer sa toilette par des perles de nacre aux oreilles, un jonc or à la main gauche et un autre argent à la main droite, elle glisse ses pieds dans des mocassins bruns, puis gonfle la pointe de ses cheveux sur ses épaules avec la brosse ronde et le sèche-cheveux. Pour terminer, elle met un peu de poudre bleue sur ses paupières et du rouge sur ses pommettes. Puis elle humecte ses lèvres pour leur donner un peu d’éclat.
Par-dessus sa robe, pour préparer le petit déjeuner, elle enfile un tablier blanc couvert de traces indélébiles de graisse jaunâtre ou de sauce brune qu’elle n’a pas réussi à javelliser. Marianne se contente d’un grand café noir fumant, mais elle adore le parfum des rôties et des oranges pressées. Elle boit son café assise seule à la table de la cuisine, se laisse baigner dans les rayons du soleil, avant de casser les œufs, de mélanger la préparation à pancake ou de griller le jambon.
Après avoir rangé le sirop et la confiture, débarrassé la table et récuré la vaisselle sale, elle songe à ce qu’elle cuisinera pour le dîner et le souper. Habituellement, elle opte pour une soupe ou des sandwiches pour le repas du midi et un rôti ou un pâté pour le repas du soir. Aujourd’hui, elle cuisinera un potage de légumes et un rôti de porc. En attendant de couper les légumes et pour occuper les heures qu’elle a devant elle, elle lave les vêtements sals, pli ceux qu’elle a lavé la veille, passe le balai et range la maison. Elle garde une petite demi-heure dans son avant-midi pour exécuter les mots croisés dans le journal du quartier. Marianne complète à chaque fois le jeu un peu plus vite et toujours sans dictionnaire. Elle garde la lecture des faits divers pour occuper son après-midi au rythme de la cuisson du souper. Habituellement, elle se prépare un thé et s’assoit devant le journal. Et arrête longuement sur la rubrique nécrologique. Elle sait que ce n’est pas très sain, mais sa curiosité l’emporte à tout coup.
Marianne a commencé par couper finement les oignons blancs. Des larmes coulent sur ses joues et son menton. Elle s’essuie régulièrement avec le pan de son tablier. Elle a mis les oignons à caraméliser dans une grande casserole en fonte avec un peu de beurre, avant d’y ajouter l’eau et les rondelles de carottes. Puis elle a coupé les branches de céleri en morceaux et les pommes de terre qu’elle ajoutera à la fin. Il ne lui reste qu’à couper le chou vert, mais elle prend une pause pour grignoter quelques rondelles de carottes pour calmer son estomac, en attendant le dîner.
Elle pose l’énorme chou vert sur le comptoir de la cuisine. Chaque fois elle a du mal à couper le légume en deux. Elle doit le tenir en y insérant la lame du couteau le plus aiguisé et le plus large du tiroir à ustensiles. Elle commence par entailler le centre et force la lame au cœur de l’aliment, jusqu’à ce qu’elle traverse le tout. Puis elle le tient fermement pour le briser en parts égales. Au moment même de séparer le chou en deux, la lame glisse sur la main de Marianne.
Le couteau ensanglanté se retrouve aussitôt sur le carrelage. Avant même de sentir la douleur de sa blessure, Marianne en constate l’ampleur avec l’étendue de sang sur le chou et le comptoir. Elle met sa main sous un jet délicat d’eau froide pour y découvrir que deux doigts sont profondément entaillés. Elle enroule sa main dans son tablier déjà taché de sang et marche jusqu’à la table de la cuisine pour s’assoir. Elle pose sa tête sur la table pour qu’elle cesse un peu de tourner. Une grande chaleur la parcours toute entière. Elle sent battre son cœur plus rapidement dans sa main blessée. Et le sang ne cesse de couler, malgré la pression qu’elle met sur le tissu. Elle se lève vacillante, ses oreilles se bouchent, sa vue se brouille. Elle marche, en se tenant à tous les meubles et au mur, jusqu’à la salle de bain du premier étage. Rendue, elle met de l’eau glacée sur son visage avec sa main sauve et s’étant dos au sol, la joue contre le plancher froid en céramique. Puis plus rien.
*
Nue devant la longue glace sur pieds, Marianne s’observe. Elle détaille chaque partie de son corps. Ses yeux s’arrêtent longuement sur sa main gauche enveloppée dans un bandage blanc épais et tâché de sang. Elle ressent un léger vertige et s’assoit sur le couvercle de la cuvette. Elle sourit.
Elle descend au premier sans avoir enfilé de robe. Ses cheveux plats sur la tête. Elle ne porte que son bandage à la main gauche et un jonc argenté à la main droite. Ne sentant que l’étirement de la peau sous le bandage, elle ne sait pas si son jonc or lui a été retiré ou non. Elle préfère croire que oui.
Elle prépare, d’une main, son café. Et s’assoit sous le soleil à la table de la salle à manger. Le napperon est encore couvert de son sang séché. Sur le comptoir et sur le plancher, il n’y a plus rien.
Avant de monter à l’étage pour s’habiller, elle prépare du gruau à la crème et à la cassonade qu’elle dépose sur un napperon au centre de la table, avec quelques fruits et deux petits bols blancs.
Sur la chaise en osier près de la fenêtre de sa chambre, elle découvre la robe qu’elle portait la veille. Elle l’allonge sur le lit pour y contempler les dégâts. Le sang s’est imprégné dans le coton jaune par touches de brun terreux se dégradant vers un petit rouge rosé, donnant au tissu des allures de natures mortes et de motifs floraux rappelant les tableaux de Séraphine de Senlis. Même avec tout le javellisant du monde ça ne partirait pas. Elle accroche la robe sur un support et la suspend sur la porte de la penderie. Ça mettra un peu de gaité dans cette pièce où le gris et le blanc dominent. Elle enfile une robe rose tirant sur le rouge cramoisie.
Elle ramasse la vaisselle sale qui traîne sur la table et la rince sous un jet brûlant avant de la laisser sécher, étendue sur un linge propre. Elle prépare des sandwiches qu’elle mettra ensuite au frigo jusqu’à midi. Pain blanc, mayonnaise, jambon déjà tranché et feuilles de laitue iceberg. Pour souper, elle mettra le rôti qu’elle n’a pas mis à cuire la veille au four avec quelques pommes de terre rondes.
Elle s’assoit à la table pour effectuer les mots croisés. Habituellement si habile et éveillée à ce petit jeu, ce matin, sa main qui tiraille l’empêche de se concentrer et les comprimés contre la douleur la font somnoler. Marianne tourne plutôt les pages du journal. Et s’arrête sur la rubrique nécrologique. Elle reste longuement penchée sur la photographie en noir et blanc d’une jeune femme. Elle croit voir son reflet dans le miroir. D’abord ses grands yeux marron aux cils proéminents. Puis son nez petit arlequin. Sa bouche mince au tracé singulier. Sa frange à gauche sur le front. Ses cheveux volumineux aux épaules. Son air du quotidien.
Ses yeux se remplissent d’eau et les larmes glissent sur son visage pâle sous les rayons du soleil. Sa vision se brouille avant qu’elle ne puisse lire l’avis de décès de la jeune femme. Marianne monte au deuxième et s’allonge sur le lit. À l’horizontale sa main tiraille moins. Elle reste ainsi de longues minutes, l’image de cette étrange jumelle en tête. Plusieurs questions se bousculent dans sa tête. Qui est-elle? Comment est-elle morte ? Quel genre de vie avait-elle?
Elle enfile une robe ivoire avant de descendre mettre le morceau de porc dans le fourneau à 350 degrés Celsius et marche vers la sortie.
En ouvrant la porte, elle sent la chaleur nouvelle du printemps entamé caresser sa peau endormie. Elle sort sans chaussure et sans refermer la porte derrière elle. Descendue sur le trottoir, Marianne laisse le ciel bleu, le vent frais et le soleil la guider. Elle entend les oiseaux chanter, les voitures rouler, les craquements des vieilles maisons, les cris d’enfants et de leurs parents et le bruissement des feuilles dans les arbres. Et elle sent le parfum des bourgeons qui s’apprêtent à éclore, celui de l’essence et de la lessive des voisines. Elle longe le pont qui sépare sa paroisse de la paroisse voisine et fixe son reflet embrouillé dans l’eau de la rivière. Son visage sur fond de ciel bleu. Elle descend sur le bord de l’eau. Et déambule en équilibre, les bras levés de chaque côté de son corps, sur les grosses roches humides sans glisser. Et avance vers l’eau quelque peu agitée à cause de la fonte des neiges. D’abord ses pieds nus, puis ses cuisses, son bassin, sa poitrine sont immergés dans l’eau glacée. Marianne se sent purifiée, vivante. Son cœur bat tellement vite. Les bras montés au ciel, comme une offrande, elle enfonce d’abord sa tête dans l’eau, avant ses mains.
Le bandage en tissu se détache de sa main blessée. Il remonte à la surface et glisse sur la rivière.
*
Marianne dépose le plat contenant le rôti de porc au centre de la table. Elle ajuste les napperons, les assiettes et les ustensiles. Elle prend place sur une chaise et observe la vapeur des aliments montés au ciel. Son fils et son mari la rejoignent. Ils lui lancent un regard oblique, mais l’oublient bien vite en apercevant le repas chaud préparé spécialement pour eux. Le sang de sa blessure ouverte file comme des méduses en mouvement sur sa robe trempée. Elle observe le tableau se peindre sur elle au rythme de sa respiration. Et frissonne devant tant de beauté.
NOTRE MÉMOIRE INCLASSABLE
Publié dans la revue Les possibles
Échos dans ce soir-là De tes yeux
Dénudée
En averse pendule Sur mon corps de plâtre vide
T’appartient
Je m’étends Un vertige
*
Pointe Nos tonnerres En perle peau dentelle
De corail
Frisent mes cheveux saouls Je bois
Ton œil montre Porte tes lèvres alitées
Lueur d’île écarlate
Ton corps capital En carence
*
Nos années boussoles marquent mon front
Ton bras Respire un inénarrable désert
Des torrents sur mes joues étoilées Freinent le pas
*
Tasse préférée Le sol de notre maison gravier
Les plantes Les jours s’effritent
Je tousse crache cris
Tes mains mosaïques
Échappent les pages de mon journal
Aux draps rouille D’absence
*
Une carte Un quai fermé
Au milieu des rochers
Notre maison reste perdue
À travers le jardin Soufflent
Ces lieux Ta peau Mes os
*
À la limite de ta chaise un couvert vide
Fuit le paysage
Morsures sur chaque ongle rongé
Gris Perché à l’intérieur de toi
Replié
Dans la foule Mes robes pendues
*
Les volants orangés s’entrouvrent
Sur tes boucles ta barbe tes cils
En traces singulières Mes mains enchâssées
Appellent l’aube
Un corps enlace Un autre corps
Publié dans la revue Les possibles
Échos dans ce soir-là De tes yeux
Dénudée
En averse pendule Sur mon corps de plâtre vide
T’appartient
Je m’étends Un vertige
*
Pointe Nos tonnerres En perle peau dentelle
De corail
Frisent mes cheveux saouls Je bois
Ton œil montre Porte tes lèvres alitées
Lueur d’île écarlate
Ton corps capital En carence
*
Nos années boussoles marquent mon front
Ton bras Respire un inénarrable désert
Des torrents sur mes joues étoilées Freinent le pas
*
Tasse préférée Le sol de notre maison gravier
Les plantes Les jours s’effritent
Je tousse crache cris
Tes mains mosaïques
Échappent les pages de mon journal
Aux draps rouille D’absence
*
Une carte Un quai fermé
Au milieu des rochers
Notre maison reste perdue
À travers le jardin Soufflent
Ces lieux Ta peau Mes os
*
À la limite de ta chaise un couvert vide
Fuit le paysage
Morsures sur chaque ongle rongé
Gris Perché à l’intérieur de toi
Replié
Dans la foule Mes robes pendues
*
Les volants orangés s’entrouvrent
Sur tes boucles ta barbe tes cils
En traces singulières Mes mains enchâssées
Appellent l’aube
Un corps enlace Un autre corps
Nos corps territoires
Publié dans la revue Les possibles
J’oublie mon regard dans le ciel.
Je ne sais pas être entièrement là,
sans m’échapper quelque part.
Joanne Morency, Miettes de moi
S'effondrait
Le monde imaginé
de lignes floues
Les mots les cris les plantes
Te cherchais entre chaque respiration
L'eau montait
À tes pieds des oiseaux
Explosent dans le noir
Tu respires vague
Sans visage mes blessures
Résonnent
Dans ma tête jamais seule
Voir passer le temps
Sur tes lèvres éclats
Mon ventre sourd
À retardement
Contemplons notre fin immobile
En sentant s'étirer nos peaux
Respirons la poussière
*
La nuit éclate
Sur ces corps territoires
Insoumis
Publié dans la revue Les possibles
J’oublie mon regard dans le ciel.
Je ne sais pas être entièrement là,
sans m’échapper quelque part.
Joanne Morency, Miettes de moi
S'effondrait
Le monde imaginé
de lignes floues
Les mots les cris les plantes
Te cherchais entre chaque respiration
L'eau montait
À tes pieds des oiseaux
Explosent dans le noir
Tu respires vague
Sans visage mes blessures
Résonnent
Dans ma tête jamais seule
Voir passer le temps
Sur tes lèvres éclats
Mon ventre sourd
À retardement
Contemplons notre fin immobile
En sentant s'étirer nos peaux
Respirons la poussière
*
La nuit éclate
Sur ces corps territoires
Insoumis